Friday, October 3, 2008













D. comme Docteur
La petite saga des "Dal Nuqta" libanais


En France, lorsque vous parlez de quelqu'un en faisant précéder son nom du titre de docteur, votre interlocuteur ne manque jamais de faire l'association entre le titre utilisé et le métier de médecin. Dans l'acception générale du terme, un docteur désigne presque toujours un médecin. Il faut franchir les portes de l'Université pour voir fleurir le titre de docteur dans des disciplines autres que la médecine, mais en dehors du campus universitaire, il est rare d'entendre quelqu'un "donner" du docteur à un sociologue ou à un anthropologue, par exemple.

Au Liban et plus particulièrement dans les milieux "intellectuels", l'affaire est tout autre. Un docteur désigne avant tout un enseignant de l'université et accessoirement un médecin. Pour le docteur en question, cette bijection va au-delà de la simple association entre un titre et une fonction, elle revêt une telle importance qu'elle prend parfois des dimensions ontologiques. Être (Doctôor) ou ne pas être: Telle est pour un Libanais, un tant soit peu cultivé, la seule vraie question !

Dans ces milieux, si vous n'êtes pas docteur, vous n'êtes rien ! C'est la raison pour laquelle une course folle a démarré, il y a quelques décennies et n'a jamais cessé depuis, pour l'acquisition du précieux titre non seulement pour intégrer le corps enseignant, mais aussi et surtout pour pouvoir apposer le titre sur sa carte de visite. Cette apposition se fait selon une règle stricte et consiste à faire précéder le nom de la lettre D suivie d'un point (dal nuqta). Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire de prononcer le titre explicitement, il suffit de dire de quelqu'un qu'il est un "dal nuqta" et l'on comprend qu'il s'agit bien d'un "doctôor".

Avoir un (D.) accolé à son nom est devenu au Liban à la fois un honneur et un prestige. À Beyrouth ou ailleurs, on vous sert du docteur à tout bout de champ et en toute circonstance, au café comme à la télé, dans la rue comme dans une réunion entre gens lettrés. On n'y échappe pas et si vous n'êtes pas docteur, il ne vous reste plus qu'à vous faire tout petit pour ne pas être frappé d'indignité. À l'échelle des "valeurs" libanaises, le D. est ainsi devenu l'équivalent de la particule pour un aristocrate, une particule qu'il vous faut absolument acquérir pour pouvoir accéder au firmament des grandes stars académiques.

Dans certaines familles aristocratiques, il n'est pas rare de voir mari et femme se vouvoyer, même après une longue vie commune. De la même manière, certains docteurs libanais n'hésitent pas à obliger les membres de leur famille à les appeler par leur titre. Lorsqu'on a investi une partie de sa vie pour acquérir le titre magique, il serait idiot de ne pas en profiter en toutes circonstances. C'est une sorte de retour sur investissement !

Avec le temps, le titre de docteur s'est tellement galvaudé qu'il a fallu impérativement créer une classification pour distinguer le bon grain de l'ivraie. On a commencé par séparer les Docteurs d'Université des Docteurs d'État, mais cela n'a pas suffi. Le système LMD (Licence, Master, Doctorat) qui a été récemment adopté, au lieu de faciliter la tâche n'a fait que rajouter à la confusion. Seul le titre de Professeur a permis d'introduire une certaine hiérarchie, sans que cela fasse perdre au titre de Docteur toute son aura.

Le problème qui s'est alors posé était celui du choix de la particule adéquate. Étaler le mot Professeur sur sa carte de visite faisait un peu trop m'as-tu-vu. Enlever le dal nuqta, c'est renoncer à l'incomparable dignité acquise au prix de longues années d'effort. Non, il fallait maintenir le prestigieux D. quitte à le doubler d'une deuxième lettre. Les Libanais, dont l'ingéniosité est proverbiale, ont fini par trouver l'astuce. Elle consistait tout simplement à rajouter la lettre Aleph (pour Ustaz) avant le dal nuqta. Depuis, la classification est ainsi établie: Un Aleph.D. (Ustaz Doctôor) désigne exclusivement la caste des professeurs alors que le D. seul désigne les simples docteurs.

Dans le système anglo-saxon, également en vigueur au Liban, Le Ph.D. (Philosophiæ Doctor) est le titre équivalent à celui de Docteur dans le système français. Hélas, les universitaires, qui arborent si fièrement leur D. ou leur Aleph.D., ne peuvent pas basculer, aussi aisément qu'ils l'auraient souhaité, d'un système à un autre. C'est bien dommage, car si cela était possible, les Philosophes libanais se ramasseraient à la pelle !