Friday, October 24, 2008













Le Liban, Renan, Thomson et Poincaré

On définit parfois l'entropie comme la mesure du désordre d'un système, ou de sa prédictibilité. Il s'agit d'une notion selon laquelle "dans tout processus, l'entropie reste constante ou augmente, et, si elle augmente, le processus est irréversible". L'irréversibilité s'explique par le fait que le nombre d'états possibles à l'arrivée est si grand qu'il ne peut y avoir de "retour en arrière" et le désordre résultant ne peut que s'amplifier.

Plus généralement, la "théorie du chaos" (dont les premiers jalons ont été jetés par Henri Poincaré) traite des systèmes dits "déterministes" qui possèdent deux caractéristiques fondamentales: une "sensibilité aux conditions initiales" (d'où leur instabilité) et une propriété de récurrence. Ces deux caractéristiques confèrent à ces systèmes un comportement extrêmement désordonné (qualifié à juste titre de "chaotique") et les rendent imprédictibles sur le long terme.

Le Liban est l'illustration parfaite d'un système "chaotique", tel que défini plus haut. Sa sensibilité aux conditions initiales provient de la multiplicité des communautés antagonistes présentes lors de sa création et la propriété de récurrence correspond aux convulsions qui l'agitent périodiquement. En plus, c'est un système "ouvert" dont l'entropie n'évolue pas uniquement en fonction de sa dynamique interne, mais aussi grâce aux interventions extérieures. Aussi, le système libanais apparaît comme un véritable "cas d'école". Ce qui le rend exemplaire du point de vue de cette théorie, c'est que son comportement chaotique demeure imprévisible en dépit du fait que ses composantes soient souvent gouvernées par des lois simples, connues et déterministes.

Étonnamment et bien que logiquement un système chaotique doive entretenir le désordre en permanence, il parvient parfois à "réguler" son entropie bondissante. Il entre alors dans un état dit d'équilibre métastable, mais il suffit que l'un de ses paramètres "bouge" pour qu'il tombe à nouveau dans l'instabilité. C'est exactement ce qui se produit au Liban depuis avant sa création et c'est ce qui explique d'une certaine manière l'alternance des périodes d'accalmie et des flambées de violence.

Est-ce que le Liban peut échapper à sa condition de système chaotique ? Théoriquement, la réponse est non ! L'émergence d'un État "fédérateur" pourrait éventuellement contribuer à "stabiliser" le système, mais cela suppose l'existence de forces capables de porter les réformes facilitant cette émergence. Or, la dynamique des différentes communautés et les lois qui président à leur fonctionnement sont antinomiques avec la naissance d'une "classe trans-communautaire" plus forte que toutes les communautés réunies et disposée à abolir le système confessionnel. La "révolution du Cèdre" a pendant un laps de temps laissé croire que la cristallisation de ce type de classe était possible, mais très vite, les "conditions initiales" ont repris le dessus et chaque communauté a réussi à faire rentrer ses "enfants prodigues" dans le rang.

En 1860, Ernest Renan décrivait dans une lettre adressée à son ami Marcellin Berthelot la beauté du Liban qui le subjuguait et le comportement de ses "races hideuses" (lire en haut à gauche). William Thomson, un séminariste protestant qui sillonait "la Syrie et la Palestine" à la même époque, avait, de son côté, consigné ses constatations dans "The Land and the Book", un livre dans lequel il partageait les mêmes "impressions" qu'Ernest Renan à propos du Liban, mais son diagnostic était plus pessimiste. Pire, il était sans appel !

En voici le passage le plus terrible:

"…No other country in the world, I presume, has such a multiplicity of antagonistic races; and herein lies the greatest obstacle to any general and permanent amelioration and improvement of their condition, character, and prospects. They can never form one united people, never combine for any important religious or political purpose; and will therefore remain weak, incapable of self-government, and exposed to the invasions and oppressions of foreigners. Thus it has been, is now, and must long continue to be - a people divided, meted out, and trodden down".

Renan et Thomson ne pouvaient pas connaître la "théorie du chaos", mais ceci ne les empêcha pas d'aboutir, de longues années auparavant, exactement aux mêmes conclusions !