Wednesday, December 8, 2010


















Les tropismes de l'errance

Charidou’l Manazel de Jabbour Douaihy
Dar an-Nahar

Que serait-il advenu de Nizam s'il n'avait pas poussé la porte du jardin des Bou-Chahine ? Pas grand-chose probablement. Il aurait sûrement eu le même destin miséreux que connaissent les enfants musulmans nés dans l'un des quartiers populeux de Tripoli. Mais en lui faisant pousser cette porte, Jabbour Douaihy force son héros à traverser le miroir et le propulse ainsi dans un "pays des merveilles", où tout n'est qu'amour et abondance, où sa vie ne sera plus jamais ce qu'elle aurait dû être.

Tout au long de sa vie et du roman qui la raconte, Nizam ne cessera de traverser des miroirs, toujours différents, qui seront autant de points de passage vers des mondes où normalement il n'aurait pas eu accès. C'est ainsi qu'il sera amené à changer de famille, d'identité et de religion en faisant le va-et-vient incessant entre des "domiciles" où il n'est jamais le même et jamais totalement un autre. Jabbour Douaihy nous relate les pérégrinations de son héros sans intervenir, ou alors juste ce qu'il faut pour lui créer les conditions de son errance et lui en baliser le parcours.

Car "Charidou’l Manazel" est un roman de l'errance, mais d'une errance sans quête et sans issue. Lorsqu'il change de domicile ou d'identité, Nizam est comme mû par une force obscure et inconsciente qui le pousse à agir en réaction à une cause extérieure sur laquelle il n'a pas prise. Ses sentiments, rarement exprimés, sont fugaces, parfois intenses, mais ne relèvent pas d'une psychologie précise ou constructive. S'il le fait naître dans une famille musulmane, l'auteur lui rajoute toutefois une singularité qui jouera un rôle déterminant dans sa vie et facilitera son adoption dans les différents lieux de son errance. Nizam ne passe pas inaperçu. Ses yeux bleus et sa chevelure blonde ondulée font se retourner les têtes d'admiration ou de convoitise, surtout celles des femmes qui n'hésitent pas à se signer à chacune de ses apparitions. Aussi, lorsqu'il poussera la porte des Bou-Chahine pour récupérer une balle perdue, ces mêmes traits feront immanquablement "craquer" le vieux couple chrétien en mal d'enfant, qui voit en lui une manne tombée du ciel.

Nizam débarque ainsi dans un terrain conquis et y découvre une nouvelle famille d'adoption déjà prête à l'accueillir et à lui passer toutes ses lubies, mais qui le transformera lentement et au prix de maintes précautions en un petit chrétien docile et consentant. Quant aux parents naturels, l'un occupé à fuir la police et l'autre à suivre son mari volage, ils étaient bien contents d'avoir une charge en moins pour leur ménage bringuebalant. Pendant toute son enfance et son adolescence, Nizam continuera pourtant à faire la navette entre ses deux foyers comme s'ils faisaient partie d'un continuum naturel dans lequel il n'y a ni heurt, ni violence. C'est ainsi, que Nizam sera à la fois circoncis et baptisé sans drame et sans coup d'éclat. Ainsi armé, il pourra enfin répondre à l'appel de Beyrouth et de ses charmes clinquants et inaccessibles.

Nizam avait hâte de rejoindre Beyrouth, mais Nizam n'est pas Rastignac et on ne l'entendra pas crier "A nous deux, Beyrouth". On ne conquiert pas la capitale, lorsqu'on est incapable de se conquérir soi-même. Le voulait-il d'ailleurs et rêvait-il d'autre chose que de poursuivre son errance ? Tout comme il était balloté entre ses deux foyers à Tripoli et à Haoura, il le sera entre son appartement à Ras-Beyrouth, un hôtel minable dans le centre-ville et l'atelier d'une artiste peintre dont il sera l'amour fétiche. Là aussi, Douaihy intervient pour lui donner le petit coup de pouce nécessaire qui facilitera son intégration dans un milieu où il n'a rien à faire. Le lecteur lui découvrira subitement une générosité sans bornes et une propension à la dépense qui attirera toute une faune bigarrée de "militants" oisifs qui ne tarderont pas à transformer son appartement en une auberge espagnole dont il n'a ni le contrôle, ni la maîtrise.

Douaihy ne cherche jamais à s'insinuer dans la psychologie de son héros. À aucun moment, il ne le laisse exprimer sa pensée, ou s'épancher. Il préfère le laisser se morfondre dans son inanité, comme s'il le poussait à ne concevoir sa vie que comme un pis-aller, surtout lorsqu'il voit le pays se disloquer sous ses pieds avant de sombrer dans la tragédie.

Mais Charidou'l Manazel, n'est pas pour autant un roman tragique, le sens de la dérision le traverse de part en part. Jabbour Douaihy s'exprime dans un arabe simple et éloquent qui ne cède pas à la facilité du langage parlé. Il n'en a pas besoin, son comique de situation est amplement suffisant et il fait toujours mouche. Le livre foisonne de mille et une anecdotes et fait revivre aux sexagénaires d'aujourd'hui et gauchisants d'hier des pans entiers de leur jeunesse. Leurs tics, leurs rites et leurs illusions, leur soif de vivre et leur extravagance, Beyrouth la Dolce Vita mariée à l'idéalisme de pacotille. Tout est restitué avec bonheur, justesse et poésie, comme un inventaire à la Prévert. Un vrai régal !

Nizam continuera à errer entre ses foyers, à l'intérieur de ses foyers et dans sa tête, jusqu'à ce qu'il perde toute volonté, toute résistance et tout espoir de donner un sens à son existence…

Charidou'l Manazel est un grand roman. On y plonge avec délectation et on ne le quitte pas sans une pointe de tristesse. Le style est magnifique, les personnages attachants et le suspense constant. Jabbour Douaihy vient de réussir son chef d'œuvre.