Sunday, April 16, 2006

Ahmad Beydoun
L'archéologue des strates confessionnelles libanaises.


Parmi les sociologues libanais, il est rare de tomber de nos jours sur un auteur qui, comme Ahmad Beydoun, réussit à démonter, avec une rare intelligence et une précision qui ne nuit jamais à la clarté et à l’élégance, les rouages qui président au fonctionnement du système confessionnel libanais.

Tout au long de son œuvre et notamment depuis la publication en 1984 de sa thèse "Identité Confessionnelle et Temps Social chez les Historiens Libanais Contemporains", Ahmad Beydoun poursuit, avec une méthodologie rigoureuse et une parfaite impartialité, un travail de longue haleine visant à mettre à nu les facteurs générateurs et les mécanismes sociologiques, historiques et politiques qui font perdurer ce système.

Au cœur de cette œuvre, un fil conducteur immuable qui met en opposition constante les appartenances et solidarités confessionnelles et l'Etat considéré comme "stade suprême de la cristallisation d'une identité collective", mais surtout et avant tout comme unique solution salvatrice capable de juguler les convulsions récurrentes du système confessionnel.

Avec une virtuosité éblouissante et un style constamment pur, Ahmad Beydoun réussit l’extraordinaire tour de force de rendre intelligible et facilement compréhensible au lecteur, un tant soit peu appliqué, l'anarchie apparente de la "réalité" libanaise. Avec chacun de ses textes, ce lecteur découvre avec bonheur se reconstruire sous ses yeux le "puzzle" libanais souvent défait par l'œuvre conjuguée de ses composantes.

Ahmad Beydoun n'est pas un auteur prolifique (quelques livres, un recueil de poèmes, un scénario et plusieurs dizaines d'articles). A cela, une raison profonde: l'auteur s'impose dans chacun de ses textes, même quand il s'agit d'un article de presse, d'apporter une pierre nouvelle à son "modeste" édifice. Les constantes fondamentales sont toujours présentes, mais l'éclairage est chaque fois différent. Avec son talent de véritable "archéologue" des strates confessionnelles libanaises, il réussit à découvrir, sans cesse, des "lignes de fouille" encore inexplorées.

Ceux qui connaissent ses écrits et suivent de près l'actualité libanaise reconnaîtront facilement ses belles petites "trouvailles" et noteront l'utilisation récurrente qui en est faite (sans pour autant en citer l'auteur) par les habitués des "talk shows" télévisuels pour décrypter les comportements erratiques de l'une ou l'autre des communautés libanaises.

L'une de ces trouvailles a fait florès ces derniers temps. Il s'agit de la "traduction immédiate" qui éclaire de façon magistrale l'une des constantes de fonctionnement du système confessionnel: chaque crise qui ébranle le pays se "traduit", non pas par la montée en puissance de l'une des forces politiques au détriment d'une autre, mais plutôt par une déstabilisation de l'équilibre interconfessionnel avec comme conséquence l'accroissement de la force d'une communauté au détriment de celles des autres. Mais cette traduction ne s'arrête pas là : "les profits et les pertes qui en résultent englobent de la même manière les membres d'une communauté donnée qui appartiennent à une force politique gagnante ou perdante et les membres qui n'y appartiennent pas".

Ahmad Beydoun n'écrit pas pour "faire des phrases". En cela, il se distingue nettement de certains de ses pairs qui sont parfois tout aussi brillants, mais leur production prolifique tombe souvent dans la facilité au détriment d'une rigueur et d'une clarté de l'analyse.

Depuis qu'il s'est attaqué à l'œuvre des historiens libanais afin de débusquer derrière le "discours historiographique" les "attitudes idéologiques" qui fondent les multiples variantes de l'Histoire du Liban, Ahmad Beydoun s'est employé, pendant les années de guerre et dans la décennie qui a suivi la signature de l'accord de Taëf, à analyser toutes les facettes de la fameuse "formule libanaise" (As-Sighah). Dans cette formule, il a trouvé son véritable terrain de prédilection et s'est livré avec une précision d'entomologiste à en ausculter toutes les ramifications dans la vie politique, sociale et "culturelle" du pays.

Les structures communautaires, les sources récurrentes des conflits, l'accord de Taëf, les problèmes d'émergence d'une société civile, le système confessionnel jugé à l'aune de la démocratie, la corruption érigée en système de vie, la loi électorale et les réformes, les problèmes liés à l'éducation et le rôle des intellectuels ainsi que beaucoup d'autres problèmes ont été analysés avec une rigueur et une clarté exemplaires.

Il faut lire son magnifique recueil d'articles sur la guerre libanaise "Le Liban: Itinéraires dans une guerre incivile" ou encore son livre "la République Intermittente" pour se rendre compte de la qualité d'un travail qui fait honneur à l'ensemble des intellectuels libanais et arabes.

Ahmad Beydoun n'est pas un signataire "spontané" de pétitions. D'ailleurs, il hésite souvent à prendre position "à chaud" sur un événement. Cela provient probablement de la nécessité pour lui d'en cerner au plus près les tenants et les aboutissants avant de se précipiter comme le font beaucoup d'autres pour délivrer des commentaires hâtifs et pas toujours raisonnés. En mars 2005, il a pourtant dérogé à cette règle et publié avec un petit groupe d'intellectuels libanais leur "vision" de ce qu'ils considéraient être " Le Liban maintenant et demain".

Ce texte, dont la paternité lui est attribuée, représente en quelque sorte la charte de ce blog. La raison en est que ce texte constitue une véritable "feuille de route" de ce que les Libanais doivent entreprendre pour sortir, s'ils le décident enfin, de trente années de guerre et de léthargie imposée par les différents occupants (souvent avec le consentement des Libanais eux-mêmes). Il esquisse les premiers pas vers une sortie du système confessionnel ou du moins vers l'adoption de quelques timides réformes qui permettront d'amorcer doucement cette sortie. Ce texte montre aussi qu'il n'existe qu'une seule alternative: soit une rupture rapide avec ce système ou bien le Liban finira par sombrer et avec lui la fameuse "formule" souvent présentée comme modèle de coexistence intercommunautaire, mais en réalité véritable tombeau de toute velléité de changement.

Quelques belles "analyses" d'Ahmad Beydoun sont publiées dans leur intégralité dans ce blog (les liens se trouvent dans la section "Textes de Référence" sur la colonne de droite). Les lecteurs pourront ainsi juger "sur pièces" l'œuvre de l'un de nos plus grands penseurs et probablement mieux comprendre les mécanismes profonds qui continuent de miner le Liban.