Monday, March 12, 2012






















Réédition d'un livre visionnaire

36 ans après sa première parution, le chef-d'œuvre de Waddah Charara, Fi Ousoul Lubnan At-taifi (Des fondements du Liban confessionnel), vient d'être réédité. En 1974, il avait fait sensation par sa nouveauté et scandalisé par son audace les tartuffes de la gauche bien-pensante. Lire, en effet, sous la plume d'un marxiste pur sucre qu'une "ligne de masse" puisse être de droite (sous-titre du livre), était au-delà de ce que pouvaient digérer les hérauts de l'Avenir Radieux. Une "ligne de masse" était forcément de gauche, donc progressiste, et une "ligne de droite", forcément bourgeoise et réactionnaire. N'était-ce pas là l'enseignement du Grand Timonier ?

Publié à la veille de la série des guerres libanaises, le livre identifiait précocement les symptômes des conflits qui allaient dévaster le Liban pendant près de 15 ans. Alors que les intellectuels de l'époque étaient exclusivement occupés à psalmodier les litanies de la vulgate marxiste-léniniste sur la bourgeoisie comprador, Waddah Charara jetait un pavé dans la mare en dépoussiérant un sujet longtemps relégué aux oubliettes, bien qu'au cœur de la formation et du fonctionnement des communautés libanaises. On pouvait gloser sans fin sur la lutte des classes, sans prononcer un seul mot sur le confessionnalisme dont la réalité tangible ne pouvait pourtant échapper à personne.

S'appuyant sur les évènements politiques, économiques et sociologiques majeurs de la première moitié du 19ème siècle, le livre jetait une lumière nouvelle sur les conflits qui ont opposé les différentes communautés dans leur lutte acharnée pour la construction d'un édifice confessionnel cohérent. Une lutte qui n'a jamais cessé depuis et qui constitue encore aujourd'hui le moteur principal des dynamiques claniques, tribales et familiales qui président au fonctionnement du système libanais dans sa totalité.

Le deuxième apport majeur du livre c'est son analyse de la montée en puissance de l'Eglise maronite à la faveur de l'effondrement de l'Empire Ottoman. En adoptant et en soutenant la révolution paysanne contre les notables druzes et maronites, l'Eglise a suscité une adhésion populaire considérable qui lui a permis d'agir en tant que protecteur ès qualités d'une communauté, puis d'un bloc socio-historique solide et cohérent qui allait asseoir sa domination dans les différents secteurs de la vie publique. Une domination qui allait profiter à son tour des largesses du capitalisme français qui avait décidé d'investir massivement dans la production de la soie en en confiant la gestion aux maronites. Deux événements majeurs et déterminants dans le long processus qui a conduit plus d'un siècle après à la création de l'Etat du Liban.

La réédition aujourd'hui du livre tombe à point nommé, car ce que pressentait Waddah Charara allait non seulement s'avérer d'une étonnante exactitude pour ce qui est des guerres libanaises, mais aussi pour les guerres civiles, ethniques, confessionnelles, régionales, etc. qui se sont déclenchées depuis dans l'ensemble des sociétés arabes et dont on vit aujourd'hui les derniers soubresauts.

Dans un article (lire ici et ici) publié à l'occasion de cette réédition, l'auteur revient longuement sur la notion de "libanisation" des conflits, mise en vogue à la faveur des guerres libanaises érigées en "modèle" où l'on voit la conjonction et l'intrication de facteurs externes et internes dans une boucle sans fin assignant un rôle bien précis et toujours renouvelable aux acteurs locaux, régionaux et internationaux. Waddah Charara conteste la singularité du modèle libanais et souligne son inhérence à l'ensemble des sociétés arabes qui avaient fait l'objet d'un formatage organisationnel identique sous la domination ottomane. Au sein de ces sociétés pré-étatiques, ce sont les dynamiques intrinsèques qui sont à l'œuvre lors des conflits et non une répétition par mimétisme d'un modèle quel qu'il soit.

36 ans après sa première publication, le livre de Waddah Charara n'a rien perdu de son acuité. Un ouvrage de référence où brillent la finesse de l'analyse et la limpidité du raisonnement.

Fi Ousoul Lubnan At-taifi (Des fondements du Liban confessionnel)
144pp. Jadawel. 2012.